"Barroso une jeunesse portugaise"

LE MONDE

Comment passe-t-on du maoïsme radical à une carrière politique respectable dans un parti de centre droit ? L'itinéraire du futur président de la Commission européenne offre une explication.


"L'une des tactiques favorites de José Manuel Durao Barroso est de laisser tout le monde croire qu'il n'a pas les qualités nécessaires à l'exercice de sa fonction. Il est ainsi certain d'apparaître à l'usage plus brillant que prévu, et d'éviter de décevoir. .." Voilà qui ne va guère aider les parlementaires européens à se faire une idée de la personnalité véritable du "candidat désigné" à la présidence de la Commission européenne, lorsqu'ils auront à voter pour ou contre son investiture, le 21 juillet à Strasbourg. L'auteur de cette remarque aussi perfide qu'admirative, Marcello Rebelo de Sousa, connaît bien "José Manuel" : il a été son professeur de droit à la faculté, lorsque le jeune Barroso militait, après la révolution du 25 avril 1974, dans les rangs du Mouvement de réorganisation du parti du prolétariat (MRPP), le groupe maoïste le plus radical. M. Rebelo fut ensuite l'un des présidents du Parti social-démocrate (PSD), plus centriste que socialiste, où M. Barroso, revenu du marxisme-léninisme, fit toute sa carrière politique... avant de prendre la place de M. Rebelo, en 1999, et de devenir, en 2002, premier ministre du Portugal, à 46 ans.

José Barroso est politiquement difficile à cerner. Né en 1956 d'un père monarchiste et d'une mère républicaine, tous deux enseignants originaires du nord du Portugal, il ne semble avoir puisé ses engagements successifs et contradictoires ni dans une tradition familiale bien établie ni dans une "conscience de classe" affirmée. Est-il bien cet homme de droite que redoutent les socialistes français ? Son alliance avec le CDS-PP (Parti populaire), l'un des plus à droite sur l'échiquier politique portugais, semble le confirmer. Tout comme le choix de Santana Lopes, considéré comme le représentant de l'aile populiste et réactionnaire du PSD, pour lui succéder à la tête du parti et du gouvernement.

Pourtant, Fernando Rosas, un des fondateurs du MRPP, aujourd'hui professeur d'histoire à l'université de Lisbonne, se souvient fort bien que Barroso était l'un de ses militants les plus extrémistes lorsque ce mouvement, après la chute de la dictature, avait fait de la faculté de droit une de ses bases. Un épisode qui ne figure tout simplement pas dans les biographies officielles du premier ministre, mais qu'il n'a pas hésité à présenter aux journalistes comme "le meilleur moment de sa vie" lors de sa désignation à la candidature de la présidence de la Commission.

"Un jour, il nous a apporté tout le mobilier des bureaux du doyen de la fac : c'était une expropriation prolétarienne, destinée à meubler le siège du MRPP. Il a été très déçu quand nous lui avons ordonné de tout remettre en place", raconte, amusé, Fernando Rosas. Déployant alors toutes les ressources de l'art oratoire et du matérialisme dialectique, Barroso réussit à se faire élire président de l'association des étudiants, battant facilement le candidat d'un groupe d'extrême droite, le Mouvement indépendant de droite (MID), qui n'était autre que... Santana Lopes. "Ils partageaient la même chambre d'étudiant et sont devenus bons amis", rapporte José Luis Saldanha Sanches, un autre ancien leader du MRPP. Depuis leurs extrêmes respectifs, les deux amis convergeront peu à peu pour adhérer ensemble au PSD, en 1980.

C'est aussi dans ces moments flamboyants et romantiques que Barroso tombe amoureux d'une belle militante maoïste blonde, Margarida Sousa Uva, qui avait de surcroît l'avantage d'appartenir à une riche famille de propriétaires terriens, piliers du régime de Salazar. Elle est aujourd'hui son épouse, mais la presse portugaise s'est plue à rapporter que Margarida ne fut pas étrangère à la rupture, en 1990, de la vieille amitié entre Santana Lopes, séducteur impénitent qui remplit la presse people de ses frasques, et le froid Barroso. Un temps rivaux de cœur, les deux hommes sont toutefois redevenus amis politiques lorsqu'il a fallu passer des alliances entre factions rivales afin de conquérir la tête du PSD.

Comment Barroso a-t-il pu passer si rapidement de la ferveur révolutionnaire à un petit parti de centre-droit ? Eduardo Damaso, journaliste au quotidien Publico, y voit une certaine cohérence. Le MRPP a été créé en septembre 1970, alors que le conflit sino-soviétique est à son paroxysme. La "ligne" est de barrer la route au Parti communiste portugais (PCP) d'Alvaro Cunhal, l'un des plus pro-soviétiques d'Europe, qui menace ouvertement de prendre le pouvoir à Lisbonne à la faveur de la "révolution des œillets". Les affrontements entre communistes et maoïstes pour contrôler la rue sont alors quotidiens. Le MRPP, qui compte alors près de 3 000 militants dans tout le pays, fait alliance avec le Parti socialiste de Mario Soares pour créer l'Union générale des travailleurs (UGT), destinée à briser le monopole syndical des communistes. Et le MRPP appuiera le coup d'Etat du 25 novembre 1975, qui met un terme à la domination des militaires révolutionnaires proches du PCP. Mais c'est aussi la date que les historiens retiennent comme le "thermidor" portugais.

Désormais, la lutte contre le communisme passe, pour Barroso comme pour d'autres militants du MRPP, par l'engagement dans le PSD, susceptible de devenir le pivot d'alliances anti-PCP, vers la droite comme vers le Parti socialiste.

Mais si José Barroso se retire du MRPP, c'est aussi pour s'occuper de son père, frappé par un cancer. Parti à Londres pour le faire soigner et l'assister dans ses derniers moments, Barroso revient "transformé", les cheveux courts, les idées larges, et adhère au PSD. Est-ce un hommage rendu au père réactionnaire, qui a fait brûler toutes les photos et archives familiales témoignant de l'engagement maoïste de son fils ? L'intéressé lui-même explique plutôt son adhésion comme un hommage rendu aux idées d'un autre mort, Francisco Sa Carneiro, fondateur du PSD, tué dans un accident d'avion en décembre 1980. Ces explications convergent en tout cas pour modifier la trajectoire du jeune militant.

José Barroso passe ses examens, entame une carrière d'enseignant aux côtés des professeurs qu'il avait fait expulser de la faculté trois ans plus tôt, et obtient une bourse pour passer une maîtrise à l'Institut européen de l'université de Genève. Là, il découvre de 1979 à 1984 la science politique et la question de l'unité européenne, sous la houlette du professeur Dusan Sidjanski, chantre des thèses fédéralistes. En 1985, Barroso, déterminé à poursuivre une carrière universitaire, part préparer un PhD (doctorat) à l'Institut des relations internationales de l'université de Georgetown, à Washington, pépinière d'hommes politiques et de diplomates.

Est-ce dans ce bref séjour américain qu'il faut chercher les origines intellectuelles du fameux "sommet des Açores", qui a réuni, en mars 2003, à la veille de l'invasion de l'Irak, George Bush, Tony Blair, José Maria Aznar et José Barroso, forgeant l'image d'un Barroso résolument atlantiste ? Ce tropisme atlantique est en fait une constante de l'histoire portugaise, toujours en balance entre une alliance avec la puissance maritime du moment - l'Angleterre au XIXe siècle, les Etats-Unis aujourd'hui - contre les appétits de la puissance continentale la plus dangereuse - la France napoléonienne, l'Espagne, l'Union soviétique - et la volonté de participer aux équilibres continentaux.

C'est à Georgetown que le démon de la politique reprend José Barroso, en 1985. Cette année-là, son parti, le PSD, arrive enfin au pouvoir grâce à son leader Anibal Cavaco Silva, qui restera premier ministre pendant dix ans. "Cavaco Silva est le premier homme politique portugais qui, formé en Grande-Bretagne, rompait avec la culture politique continentale - Allemagne et Suède chez les socialistes, France gaulliste et Italie démocrate-chrétienne à droite - pour le grand large anglo-saxon", explique José Freire Antunes, historien, lui aussi ancien maoïste passé au PSD.

Cavaco Silva appelle Barroso aux Etats-Unis pour qu'il vienne le rejoindre au gouvernement. Abandonnant son PhD, il devient, à 29 ans, secrétaire d'Etat à l'intérieur, à 31 ans secrétaire d'Etat aux affaires étrangères, et enfin, à 36 ans, ministre des affaires étrangères. José Barroso trouve là une nouvelle passion, l'Angola. Alors qu'une bonne partie de la classe politique portugaise soutient l'Unita de Jonas Savimbi dans la guerre civile qui l'oppose depuis dix ans au MPLA de Dos Santos, Barroso utilise ses connexions américaines pour sentir que le vent tourne à Washington, malgré le soutien proclamé de la Maison Blanche à l'Unita : les compagnies pétrolières américaines ont manifestement décidé que le MPLA était un "client" plus sérieux.

Barroso convainc son parti de tourner casaque. Il obtient d'abord la signature par les deux parties des accords de paix de Bixette en 1991. Puis il appuie le MPLA lorsque celui-ci rompt l'accord en massacrant les cadres de l'Unita en octobre 1992 à Luanda. Certains murmurent même que le gouvernement portugais aurait contribué au repérage de l'escorte de Savimbi, qui permit au MPLA d'éliminer définitivement son ennemi en février 2002. Barroso est en tout cas devenu l'ami intime du président Dos Santos : la presse et l'opposition lui ont violemment reproché d'être allé assister, début 2004, au mariage somptueux de la fille du président angolais, alors que le pays est perclus de misère.

La défaite électorale du PSD, en 1995, réoriente la carrière de Barroso. En quatre ans, il déploie tout son savoir-faire politique pour conquérir la présidence du parti. Et il lui faudra encore trois ans pour mener son parti à la victoire. "Barroso est méthodique, extrêmement rationnel : il planifie tout, jusque dans sa vie privée, rapporte M. Rebelo. Il est par-dessus tout extrêmement méfiant : lorsque quelqu'un lui expose une idée, il se demande toujours où son interlocuteur veut véritablement en venir, et par qui il est envoyé. Je n'ai jamais vu quelqu'un passer autant de temps à étudier les sondages, les profils psychologiques et les déclarations de ses adversaires comme de ses partenaires. Pour lui, la politique est d'abord une science."

Afin de faire cesser les fuites qui étalaient dans la presse les débats internes au parti, Barroso a utilisé une bonne vieille méthode bolchevique : en distillant des confidences différentes à chacun de ses interlocuteurs, il pouvait déceler l'origine des fuites. Depuis, celles-ci ont cessé.

Malheureusement, cette maîtrise de la tactique politique, utile dans la conquête des appareils du parti, n'impressionne guère l'opinion. Barroso est considéré comme un piètre leader de l'opposition et un mauvais débatteur. "Je ne l'ai jamais entendu exprimer une opinion claire et déterminée sur un sujet important. Il a bien changé depuis le MRPP", soupire José-Luis Sardanhes. Il faudra toute l'impéritie des socialistes, contraints par les scandales à répétition d'affronter des élections anticipées, pour que le PSD l'emporte en mars 2002. Certes, les Portugais reconnaissent à leur premier ministre le mérite d'avoir redressé les finances publiques. Mais, comme le note M. Antunes, "Cavaco Silva avait un grand dessein pour le Portugal : ce n'est pas le cas de Barroso, qui n'a su que répéter aux Portugais trente fois par jour " le déficit, le déficit, le déficit ". La différence, c'est que Cavaco Silva a fait gagner 20 % de voix au PSD d'élection en élection, alors que Barroso lui en a fait perdre 30 %".

"Vous savez, dit M. Rebelo avec une suave perfidie, Barroso n'est vraiment pas un doctrinaire. Il n'est ni libéral, ni atlantiste, ni social-démocrate. Mais il étudie avec précision les arguments de ses adversaires - son expérience de jeunesse lui a fait bien comprendre les contradictions de ses adversaires de gauche. Et sur tel sujet, il pourra être plutôt social-démocrate, sur tel autre foncièrement libéral, sur le troisième totalement démocrate-chrétien. Etc."

Antoine Reverchon


Publicado por Manuel 14:35:00  

1 Comment:

  1. josé said...
    Gostava de ter lido este retrato no Público ou no Expresso, ou...aqui.
    Foi preciso vir um estrangeiro, um francês ainda por cima, para traçar o retrato impiedoso e ao mesmo tempo flatteur do nosso ex-premier.
    Cá por mim, acho o José Barroso que não conheço pessoalmente, um diletante. COmo eu, nestas matérias.

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